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8 mai 2010 6 08 /05 /mai /2010 12:54

L’heure du Caudillo

 

 

 

à Francis Vladimir Mérino

 

 

 

JE SAIS que je vais mourir. C’est un pressentiment, sans en être un… C’est idiot ce que je pense… On va tous mourir, mais j’aurais aimé voir la fin du film, mon film, celui qui se déroule depuis 39 ans déjà et dont je suis le héros, sympathique ou pathétique, c’est selon les jours vibrants et lents ou les heures belles ou grises.

Je vois le médecin demain. Je suis persuadé que je vais mourir. Je dois avoir un profond ulcère, ou pire un cancer qui ne tardera pas à devenir généralisé. Le stress est paraît-il le mal du siècle. Il faut dire que je suis pas mal stressé depuis ma naissance, avec les descentes à la maison, les disparitions prolongées de mon père et les silences nerveux de ma mère, qui risque à tout moment d’exploser, de faire un coup d’éclat. Quant à moi, je prépare avec mes frères LE coup d’état. Bientôt.

 

La douleur fut intenable, a duré de longues minutes, d’une violence inouïe. Même eux ont cru que je faisais une crise cardiaque. Ils m’ont alors observé avec l’inquiétude qu’a le regard d’une mère lorsqu’elle voit son enfant lui échapper, ne sachant si la fièvre ou la maladie vont l’emporter sur les résistances de son cher enfant.

Leurs gestes furent pour une fois prévenants. Le plexus était soudain devenu le cœur de mon monde, de ma souffrance. Ce fut comme si un énorme poids brimait tout mouvement, m’empêchant de respirer, alors qu’au bout de trente secondes ma respiration était redevenue continue, presque normale, se fragmentant sans effort particulier. Mes yeux, incrédules devant une fin si proche, les avaient bouleversé et le génie du secrétaire de séance qui me donna un verre d’eau glacé éteignit d’un coup toute douleur, toute souffrance. Ils soufflèrent. Mais immédiatement, je m’aperçus que leurs regards soupçonneux allaient briser cette indicible complicité. Il fallait que je dure afin que j’expie, peut-être un jour devant Lui, le crime du complot. Je respirai à fond et ma fatigue, les yeux fermés pour mieux reprendre mes esprits, les convainquit de cette attaque impromptue.

-         On arrête là pour aujourd’hui, dit l’officier. Qu’on l’emmène à l’infirmerie centrale le faire examiner par le médecin-chef.

L’ordre catégorique fut exécuté dans le quart d’heure qui suivit. J’en avais plus qu’assez de la question, alors que je ne savais rien… ou si peu.

 

J’en voulus, à cet instant précis, un peu à mon père de m’avoir prénommé Vladimir Illich… Mais il ne pouvait pas savoir en 1936 ce que je deviendrais à 39 ans sonnés.

C’est ainsi que je me retrouvai le soir dans le même hôpital que Lui, presque autant surveillé, me dis-je avec un petit sourire. Lui attendait depuis des semaines, autant que moi j’étais pressé de questions ; ils n’étaient pas un, ils étaient cent et je puis affirmer aujourd’hui que j’ai senti leurs coups sur chaque millimètre de ma peau. Il suffit d’un rien et l’on devient très sensible…

 

J’étais tombé dans un vrai traquenard ; mais je n’ai jamais cru à leur fable d’avoir été trahi. Le fait qu’ils l’aient annoncé dès l’arrestation me fit douter de leur évidente sincérité. Ces gens-là mentent toujours, par habitude et par nécessité. Tout comme ils ne m’ont jamais cru quand je leur avouais que je n’y étais pour rien. C’était de bonne guerre… Mais c’était vrai. Le groupe en question, je ne savais qui ils étaient, combien ils étaient. Tout ce que je savais, je l’avais lu hilare dans la presse. Des dizaines de kilos, voire des centaines, avaient propulsé la voiture blindée – certainement une Mercedes, ou une Cadillac de plusieurs tonnes – sur le sommet d’un immeuble… J’avais beaucoup ri. On n’avait pas trouvé grand-chose des restes à enterrer en grande pompe. Une grenade n’aurait certes pas suffi, et ainsi, à presque quarante ans de distance, Grenade et Séville se trouvaient vengées…

 

Le médecin-chef n’était pas là… En vacances, ai-je cru comprendre à l’air agacé du chef de compagnie qui me surveillait à chaque instant. J’allais lui gâcher son week-end avec sa maîtresse aux Baléares ? Dans les couloirs, les hommes en uniforme devaient se taire, n’échanger aucune paroles, ni marcher avec leurs bottes ferrées, ni fumer surtout. Ils restent droits et muets. Ils doivent souffrir ; cela se voit à leur visage noir, éteint. Il ne faut absolument pas Le déranger ; l’infirmière en chef l’a dit à voix très basse ; Il avait réussi à s’endormir, malgré le goutte-à-goutte et l’intubation.

Moi, c’est drôle, je vais de mieux en mieux et attend serein le verdict du médecin quand il rentrera ; si seulement il pouvait prendre trois semaines de vacances car j’ai l’intime conviction que mon destin est scellé au Sien.

 

Cette nuit, j’ai rêvé que je prenais dans le cœur de ma main un oiseau mort. Il était de profil. Il n’avait pas de corps, uniquement une tête rasée. Le bec large ouvert décelait un immense abcès de pus. Ma main se trouvait reliée à son corps par une salive blanche, un lien en quelque sorte… Le cauchemar m’a poursuivi toute la nuit et même la journée. J’aurais voulu marcher, mais attaché je n’ai pu faire le moindre mouvement ; cela devient lassant alors que je n’ai plus mal depuis deux jours, déjà…. Je vais même de mieux en mieux. Je peux rouvrir un œil, les lèvres ont cicatrisé. Seul le cartilage de mon nez écrasé me fait horriblement mal, surtout lorsque qu’une mouche vient se délecter de la morve et du sang mélangés.

 

Dans mes rêveries solitaires, alors que deux gardes sont assis sur la gauche et la droite du lit, une course dans le couloir et deux ordres secs et précis m’ont soudain réveillé. Un des gardes a regardé l’autre et a soulevé inquiet ses paupières.

-         No sé, José… lui a-t-il répondu.

Tant qu’Il tient, je peux respirer tranquillement…

 

Mais le médecin est revenu de son week-end, de ses congés ou de son rendez-vous amoureux. Il a la beauté et l’assurance de la jeunesse ; il est plus jeune que moi. La visite s’est déroulée entre nous, il a exigé auprès des autorités de pouvoir exercer normalement son métier. De toute façon, le cabinet n’a qu’une porte, pas de fenêtres. L’ombre des gardes au travers de la porte vitrée a masqué le jour.

-         Vous allez mieux ?

-         On fait aller... et Lui ?

-         Je ne pensais pas que Son sort vous intéressait, ou vous préoccupait…

-         C’est-à-dire, dans le contexte présent, comme disent les technocrates, j’ai l’impression que mon sort est particulièrement attaché au Sien, sans jeu de mots… Vous me comprenez ?

-         Je crois. Mais vous l’avez cherché.

-         Je suis innocent, tout comme Lui est coupable !

-         Ecoutez, je ne suis pas là pour faire de la politique. D’abord, vous avez un cœur de bébé ; vous n’avez pas fait de crise cardiaque. Secundo, je vais vous prescrire une radio de l’estomac, je suis convaincu que vous n’avez qu’une hernie hiatale. Ce n’est pas grave, ça ne s’opère pas et c’est irréversible.

-         Comme la mort…

-         Ou la vie…

-         Oui, c’est selon la position stratégique où l’on se place, dis-je avec une évidente douleur à l’âme. Je me rendis compte que ma langue incisée me faisait prononcer certaines syllabes avec un inévitable effet comique.

Tant qu’Il vivra, je vivrais, fis-je sentencieusement.

Le médecin ne parut pas convaincu en me prenant la tension, ce qui me plongea dans un soudain état dépressif.

-         Et si vous m’opériez, lui demandai-je presque en criant?

Il me regarda absent, sachant très bien où je voulais en venir. Dans la course contre le temps et la mort, j’étais en meilleure position que Lui.

 

Un homme en blouse blanche entra précipitamment dans la pièce et son incursion me fit peur… Il dit quelque chose à l’oreille de son collègue. Ils échangèrent une rapide conversation et se tournèrent dans le même temps pour m’observer.

Malgré les soins, les médecins américains, les nouveaux médicaments, je compris qu’Il n’était pas encore parti… officiellement s’entend. Le toubib me donna d’un geste franc et avec un regard joyeux le document officiel que je pus lire en un souffle :

 

Le Caudillo a été rappelé à Dieu ce 20 novembre 1975 à quatre heures du matin emporté par la maladie de Parkinson, avec cardiopathie, ulcère digestif aigu et récurrent, avec hémorragies abondantes et répétées, péritonite bactérienne, insuffisance rénale aiguë, thrombophlébite, broncho-pneumonie, choc endoxique et arrêt cardiaque.

 

Mais dans leurs yeux grands ouverts, je sus en ce 19 novembre à 20 heures que j’étais condamné ; avant Lui. Comme si j’allais expier Ses crimes innombrables, comme si je devais payer ce que je ne savais pas et pour ce que Lui détenait dans les entrailles de son cerveau malade, débile et définitivement éteint.

 

Dans leurs yeux, en effet, je vis le possible nœud du garrot.


 

 

 

Cette nouvelle est parue dans la revue CCAS Infos, dans le n° de novembre 2005.

 

 

 

 

Hasard objectif : André Thomas des éditions Tribord me dit que cette nouvelle ressemble à l’histoire de Manuel Blanco Chivite, directeur des éditions Vosa à Madrid et premier éditeur du Cours accéléré d’athéisme traduit chez Tribord  ; condamné à mort sous Franco, il a bénéficié d’un sursis médical et a enterré le Caudillo…

 

 

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